« J’en peux plus, Lothar. Est-ce que tu peux le comprendre ? »

L’allemand face à lui ne dit rien. Aucun son n’émane de sa bouche. Il reste silencieux, comme à chaque fois. Lorsque l’on a besoin de lui, il se fait absent, sans cesse. Représentera-t-il un jour un véritable soutient ? Il en doute fort. Il n’y croit plus vraiment, à vrai dire. Avec le temps, Connor l’a placé dans le même panier que son frère, celui de ceux qui ne voient rien tant ils sont occupés la tête dans leur petit nuage. Pourtant, il ne peut s’empêcher d’espérer malgré tout. D’espérer d’être compris, à défaut d’obtenir une vraie empathie. Après tout, n’est-il pas le mieux placé pour cela ? N’est-ce pas lui, Lothar, qui a toujours entretenu une relation conflictuelle avec son père ? Il devrait pouvoir imaginer ce qu’il ressent, s’il ne le partage plus désormais.

Ce n’est certes pas le conflit qui le pousse à saturation, non. Mais ce mal qui le ronge n’en est pas plus agréable pour autant. L’oppression. Elle ne lui laisse jamais un moment de répit, le rappelle toujours à l’ordre s’il vient à penser naïvement qu’il s’en est enfin débarrassé. Depuis toujours, il a vécu dans l’ombre de son aîné. Ses parents ont toujours attendu de lui qu’il suive cette route qu’ils leur ont tracé. Et il s’y est plié, toujours, fier d’appartenir à cette famille, heureux de baigner dans un milieu passionnant donnant du sens à sa vie. Mais toujours, il y a eu cette comparaison avec ce premier né passé avant lui. Leny n’y est pour rien, il le sait. Mais il n’en a jamais parlé, se contentant d’intérioriser, jusqu’à ce qu’il ne puisse plus. Jusqu’à ce que son frère le laisse seul sur place, lui confie ce poids qu’il avait sur les épaules jusqu’alors.

D’oppression, il a fini par suffoquer. D’une part cette aînesse à imiter, afin de ne pas décevoir ceux qui lui sont chers. D’une autre la pression d’être désormais seul, et de ne plus partager les exigences familiales. Le fossé s’est peu à peu creusé, mettant de la distance avec tout le monde. Il est devenu râleur, pour ne pas dire capricieux ou exigent. Il s’est mis à refuser ce système qui a pourtant régi sa vie pendant ses vingt premières années d’existence. Mais cela ne lui suffit plus.

« Il doit toujours y avoir un O’Friel sur place, tu le sais. »

Il soupire, face aux mots de son cousin. Ainsi, il a bel et bien perdu son soutient. Il en attendait bien davantage de sa part, mais sans-doute Lothar a-t-il plus de profit à tirer en ne prenant pas son parti, opportuniste tel qu’il l’est. La solitude, au moins, ne lui est pas inconnue, particulièrement depuis l’envol de Leny pour l’académie internationale. Sur l’instant, il en veut pourtant à ses parents de ne plus les représenter sur les pistes de concours. Pourquoi serait-il le seul à s’y vouer ?

« Si Leny se bougeait un peu plus le cul, je pourrais moi aussi faire ma vie. » siffle-t-il alors, baigné de rancœur.

Il l’aime, pourtant, son frère. Mais il n’approuve guère son manque d’implication en compétition. Depuis son accident, il n’est plus le même, dans le fond. Pourtant, les années ont passé depuis et les blessures devraient avoir eu le temps de guérir. Or, la situation ne semble pas avoir changé. Comme s’il ne pouvait plus se sortir de cette stagnation infernale.

« Et que voudrais-tu faire d’autre ? »

Ne bronchant pas, il soutient le regard sévère qui lui est accordé. Il le sait, que Lothar cherche à le pousser à l’aveu, à livrer tout ce qu’il a sur le cœur, sans la moindre retenue. Il a toujours été ainsi, alors qu’il n’exprime pas le moins du monde ses propres émotions.

Et de quelle vie rêve-t-il, justement ? La question vient à point nommé. Il ne veut plus de ce système de partage contre-productif à ses yeux. Lui aussi veut pouvoir être égoïste, confectionner enfin son propre piquet. Un piquet de chevaux avec lesquels il pourra réellement progresser, et non plus composer de son mieux pour montrer qu’il est digne d’avoir lui aussi son nom sur un titre de propriété. Il veut pouvoir se projeter avec certitude, et non plus avoir à attendre que ses souhaits soient validés par les autres. Parce que même s’il peut en vivre, au même titre que les autres cavaliers professionnels employés, il est las de changer chaque jour de montures, de ne rien pouvoir construire de durable.

« Je veux que tu remontes Quod, Connor. Mais je ne peux pas te le faire parvenir. »

Il reste béat, ne comprend pas réellement. Comment ça ? Pourquoi remonterait-il le cheval de Leny alors que celui-ci ne parvient pas à en obtenir quoi que ce soit en compétition ? Et surtout, d’où vient ce soudain intérêt qu’on peut lui accorder ? Si ce doit être pour lui couper l’herbe sous le pied, il était inutile de lui en parler.

« Et ? » lance-t-il alors, peu convaincu.

L’allemand soupire, manifeste son agacement. Il fronce les sourcils, ne comprenant pas où il veut en venir. Il n’a pas besoin de savoir que Lothar a pu penser à lui, il s’en contrefiche même. Cela fait déjà bien trop longtemps qu’on prétend lui accorder la moindre importance, alors qu’on lui demande finalement rien d’autre que de se taire et d’obéir docilement.

« Fais tes valises, tu nous rejoins. »

Les yeux écarquillés, il reste interdit. Pardon ? A-t-il bien entendu ? Face à sa surprise, son cousin ne bronche pas, se contente de le laisser reprendre ses esprits. Ainsi donc, il sera celui qui l’arrachera à sa terre natale, enfin, après vingt-deux ans passés à en faire le tour. Il n’a pas les mots, face à cette perspective de nouveauté. Comment Lothar a-t-il réussi son coup ? Il l’ignore, mais il se fiche bien de le savoir, seul le résultat lui importe. Enfin, il va pouvoir voyager à son tour, ne plus être seulement le fils enchaîné à papa et maman. Il va pouvoir se forger sa propre expérience, et non plus celle que l’on attend de lui. RFL, c’est tout ce qu’il attendait.

L’enfer, c’est les autres. Cela, Connor l’a bien vite compris. Les autres pèseront toujours sur sa conscience, il le sait. Et c’est bien cela qui le révulse.

Dès son plus jeune âge, l’irlandais a compris que sa vie ne serait pas tranquille. Qu’il lui faudra toujours satisfaire à certaines exigences. Trop rapidement, il y a cet aîné qui prend une place bien trop importante dans leur famille. Il est le premier né, et pour cela même, il lui faudra être parfait en vue de reprendre les rênes de l’entreprise familiale, comme son père et son grand-père l’ont fait avant lui, et ne manquent pas de le lui rappeler. Si Connor ne subit pas cette pression, il n’est pas délaissé pour autant, bien au contraire. Il lui faut être le cadet modèle, celui qui fait preuve de la plus grande rigueur, le bon élève aux allures de stratège. Que ce soit sur les bancs de l’école, ou sur le dos d’un poney, son comportement a toujours été exemplaire, pour ne pas dire plus rigoureux encore que son grand-frère, qu’il lui a fallu toujours imiter de ses deux ans de moins.

Devenu mature assez rapidement, il n’a pas vraiment traversé de réelle crise d’adolescence, redoublant plutôt d’efforts pour égaler, voire surpasser, cet idole fraternel. Plus rigoureux, travailleur acharné, il a toujours accordé une très grande importance à la technique. N’ayant pas froid aux yeux, les grands projets et le risque ne l’effraient guère. Il est bien le dernier à compter ses heures de perfectionnement. S’il a choisi de ne pas faire d’études pour assurer au plus tôt son rôle de cavalier professionnel des écuries familiales, il n’en est pas simplet pour autant. Derrière son sourire parfois enfantin, à chercher la taquinerie, il y a un cerveau qui ne cesse de travailler pour s’améliorer. Par son allure de flâneur détendu, il se cache, tapit ses préoccupations dans l’ombre.

Il se veut détendu, quand le stress le ronge en réalité. Il se veut chaleureux, lorsque la plus grande des solitudes le gagne. Il se veut enthousiaste, quand bien même il ne sait pas où il va. Mais parfois, la frontière est franchie. Une fois arrivé à saturation, comme depuis quelques temps, il n’a plus sa langue dans sa poche. Le rebelle en quête de son droit d’exister, de s’affirmer et de ne plus se contenter de se la fermer gentiment, est de sortie. S’il peut être des plus coopératifs, il peut tout autant se montrer des plus râleurs. Habitué à se plier aux souhaits et objectifs des autres, il est grand temps pour lui de penser enfin à son propre avenir.

Ce hollandais sang chaud est né en Allemagne. Il a grandi dans un pré, jusqu'à ses deux ans. Il fut alors vendu aux O'Friel qui le firent importer en Irlande. Offert à l’aîné pour un de ses anniversaires, son débourrage commença gentiment peu après ses trois ans et quelques temps passé dans les vastes pâturages irlandais. Le bai fut débourré par les fils O'Friel, avec l'aide de leur grand-père. La blessure de son jeune propriétaire fit que l'étalon effectua ses débuts montés avec le cadet. Une fois son propriétaire rétabli, le jeune cheval fut travaillé par ce dernier et monté en compétition par Connor. Le duo a été séparé quelques années, Leny étant parti dans un tour du monde en quête d’enrichissements pour son expérience. À présent, le cavalier pro est de retour en Irlande pour se consacrer à sa carrière d’enseignant. C’est tout naturellement qu’il a été décidé de confier de nouveau le bai à Connor pour espérer le voir dévoiler enfin son potentiel après ces saisons internationales fort peu convaincantes de son côté.

Quod Erat Demonstrandum est un cheval que l'on qualifierait d’attachant. Son œil aussi doux que vif montre sa nature généreuse et respectueuse, mais révèle également son côté joueur et testeur. Bien qu’il soit d’un grand calme, le bai ne manque aucune occasion de s’amuser. C’est ce trait de caractère qui l’a ainsi amené à causer quelques soucis à l’obstacle et sur le cross. L’ennui et l’envie de jeu l’ont amené à se négliger quelque peu et à chercher l’économie. Bien qu’il se place presque naturellement dans une attitude de travail idéale, il s’avère plutôt délicat sous la selle. Souvent froid à la jambe, il ne supporte pourtant pas de se sentir brusqué et ne pardonne rien à une équitation qui ose demander franchement, d’autant plus qu’il ne s’avère pas facile en bouche. Un contact trop franc l’enferme et le pousse à tomber sur ses épaules tandis qu’un contact plus léger peut l’amener à répondre avec force à la moindre action trop précipitée. Une fois bien cerné par son cavalier, il ne faudra plus que lui donner l’équilibre qu’il lui manque encore pour révéler tout son talent.